Essai d'une théorie des oppositions phonologiques

Nikolaj Trubeckoj

pp. 5-18


I

La phonologie actuelle touche de si près aux problèmes psychologiques et philosophiques qu'elle a bien vite attiré l’attention des psychologues et des philosophes. Nous ne nous sentons pas compétent de juger dans quelle mesure la phonologie dans son état actuel peut être utile aux psychologues et aux philosophes, mais nous pouvons affirmer que le concours des psychologues et des philosophes a déjà rendu de grands services à la phonologie. Les articles de MM. D. Tschizewskij (Travaux du Cercle linguistique de Prague, IV) et H. Pos (Proceedings of the 1st International Congress of Phonetic Sciences, 1933) ont contribué au développement de notre science. Mais c’est surtout M. Karl Bühler qui, par ses deux articles lumineux (l’un dans les Travaux du Cercle linguistique de Prague, IV, l’autre dans les Kantstudien, XXXVIII) et par son remarquable livre Sprachtheorie (Jena, 1934), a apporté de la clarté dans les fondements théoriques de la phonologie. L'exemple des philosophes de métier a entraîné plusieurs linguistes intéressés aux problèmes de linguistique générale à réfléchir sur les notions fondamentales de la phonologie. De là toute une série de contributions intéressantes et presque toutes précieuses dont on trouve l'énumération dans les Bulletins d’information Nos 1 et 2 de l'Association internationale pour les Études Phonologiques, auxquelles il faut ajouter le livre de M. W. F. Twaddel, On Defining the Phoneme (Language Monographs, XVI, Baltimore, 1935), soumis à une critique judicieuse par MM. Morris Swadesh (Language IX, pp. 244 et suiv.) et B. Trnka (Slovo a Slovesnost, 1935, pp. 238 et suiv.).

L’attention prêtée jusqu’à présent à la question de la délimitation des domaines de la phonologie et de la phonétique, à la définition du « phonème » et de la « fonction linguistique » est sans doute bien justifiée, et l’approfondissement de nos vues sur ces problèmes est toujours désirable. Cependant ce ne sont point là les problèmes les plus importants pour les phonologistes. Quelque formule qu’on accepte pour la définition du phonème, tous les phonologistes savent très bien ce qu’il faut faire pour dégager les phonèmes et en dresser l’inventaire pour une langue donnée. Au cours du travail pratique, ce n’est pas la distinction entre phonèmes et variations phonétiques qui présente des difficultés, mais des problèmes comme par exemple, la question de savoir si l’affriquée initiale de l’allemand Zahn doit être considérée comme un seul phonème ou un groupe de phonèmes consonantiques (ts), etc. Or, des problèmes de ce genre, surgissant au cours du travail sur des matériaux linguistiques concrets, ne sont point du tout atteints par les ouvrages visant les fondements gnoséologiques de notre science. Et pourtant, en l'état actuel de la phonologie, ce sont précisément ces questions d’ordre plus ou moins technique qui sont les plus importantes et qui exigent des solutions nettes et indiscutables.

S’ensuit-il que le rôle important joué par les psychologues et les philosophes dans le développement de la phonologie soit fini à l’étape actuelle de son évolution et que les phonologistes n’aient plus besoin de leur concours? Ce serait là une conclusion bien prématurée. Tout au contraire, à l’heure qu’il est, le concours des philosophes et des psychologues nous est peut-être encore plus nécessaire que jamais. Seulement ce ne sont plus la définition du phonème et la délimitation des domaines de la phonétique et de la phonologie, mais une autre série de problèmes que nous désirerions soumettre à l’attention des philosophes et des psychologues.

II

De quelque manière qu’on définisse le phonème, on a toujours affaire à la notion d’opposition. Le phonème est le terme d’une opposition phonologique non susceptible d’être dissociée en unités phonologiques plus petites et plus simples (cf. Travaux du Cercle linguistique de Prague, IV, p. 311). Or, puisqu’il en est ainsi, un système de phonèmes suppose un système d’oppositions, la classification des phonèmes suppose une classification d’oppositions. Mais 1’« opposition » n’est pas exclusivement une notion phonologique. C'est une notion logique, et le rôle qu’elle joue dans la phonologie rappelle de près son rôle dans la psychologie. Il est impossible d’étudier les oppositions phonologiques (dont les phonèmes ne sont que les termes) sans analyser la notion d’opposition du point de vue psychologique et logique. Et c’est là que le concours des psychologues et des philosophes nous serait particulièrement utile.

Il y a quelques années que l’auteur de ces lignes travaille à une théorie des systèmes phonologiques, et durant tout ce temps il a toujours eu à lutter contre la même difficulté : le manque d’une théorie satisfaisante des oppositions. Peut-être ce manque n’est-il qu’illusoire et ne dépend-il que de l’ignorance de l'auteur en matières de psychologie et de philosophie. Quoi qu’il en soit, nous n’avons même pas réussi jusqu’à présent à trouver une terminologie généralement admise pour désigner les différentes sortes d’oppositions que l’on trouve en phonologie. Dans un article sur « La Phonologie actuelle » (Journal de Psychologie, XXX, 1933, pp. 227 suiv., et surtout 234-239), nous avons soumis aux lecteurs du Journal de Psychologie quelques résultats de nos recherches sur les oppositions phonologiques. Aujourd’hui nous nous proposons de discuter ce thème un peu plus en détail, en supposant que ce problème pourrait peut-être attirer l’attention des psychologues. Nous avouons qu’en discutant cette question dans ces pages du Journal de Psychologie nous ne sommes pas exempt d’un certain intérêt égoïste. Ce n’est pas seulement pour communiquer aux psychologues des faits qui pourraient les intéresser, mais surtout pour les prier de nous aider dans cet ordre de recherches que nous écrivons ces lignes.

III

La première distinction qu’il convient d’observer rigoureusement est la distinction entre les oppositions bilatérales (ou « opposition à une seule dimension ») et les oppositions multilatérales (ou « oppositions à plusieurs dimensions »)1. Chaque opposition suppose l’existence d’un certain nombre de traits communs à ses deux termes. Si la totalité de ces traits communs n’est propre qu’aux deux termes d'une opposition donnée, cette opposition est bilatérale. Si, au contraire, la totalité des traits communs aux deux termes d une opposition donnée se rencontre encore chez d'autres membres du même système, cette opposition est multilatérale. Ainsi, par exemple, en français, l’opposition t-d est bilatérale, parce que ces deux phonèmes sont les deux seules consonnes occlusives apicales (« dentales ») sans résonance nasale du système phonologique français; mais l’opposition p-t est multilatérale, car la totalité des traits communs à ces deux phonèmes (occlusion buccale, absence de vibration des cordes vocales) se rencontre aussi dans un autre phonème français : k.

Il est évident que la distinction entre les oppositions bilatérales et les oppositions multilatérales n’est pas exclusivement propre à la phonologie. Cette distinction existe dans n’importe quel autre système d’opposition et notamment dans tous les systèmes de signes (puisque ces derniers sont toujours des termes d’oppositions). Ainsi, par exemple, dans le système des lettres majuscules de l’alphabet latin, l'opposition E-F est bilatérale, puisque la totalité des traits communs à ces deux lettres (les deux petites barres horizontales dirigées vers la droite et rattachées l'une à l’extrémité supérieure et l’autre au milieu d’une barre verticale) ne se rencontre dans aucune autre lettre du même alphabet; mais l’opposition X-Z est une opposition multilatérale, puisque le seul trait commun à ces deux lettres (la barre diagonale de droite à gauche) se retrouve encore dans d’autres lettres du même alphabet (A, V, etc.).

Dans chaque système d’oppositions, les oppositions multilatérales sont plus nombreuses que les bilatérales. Chaque membre d’un système phonologique entre comme terme dans des oppositions dont un petit nombre seulement sont bilatérales. Dans beaucoup de langues, on trouve des phonèmes qui ne sont les termes que d’oppositions multilatérales (p. ex. allemand h). Mais, pour la structure du système phonologique, ce sont sans doute les oppositions bilatérales qui ont le plus d’importance. Les termes des oppositions bilatérales sont liés entre eux d’une manière beaucoup plus intime que les termes des oppositions multilatérales.

IV

La distinction rigoureuse entre les oppositions bilatérales et les oppositions multilatérales nous fait apporter une certaine modification aux définitions des « oppositions phonologiques » et des « variantes combinatoires » proposées par le « Projet de terminologie standardisée » (Travaux du Cercle linguistique de Prague, IV;. Il faudra désormais distinguer entre les oppositions directement phonologiques et les oppositions indirectement phonologiques. L'opposition phonologique est définie, dans le « Projet de terminologie standardisée», comme une « différence phonique susceptible de servir dans une langue donnée à la différenciation des significations intellectuelles ». Cette définition reste valable pour les oppositions que nous proposons d’appeler directement phonologiques. Pratiquement, une opposition phonique doit être considérée comme directement phonologique, si ses deux termes peuvent se trouver dans la langue donnée dans le même entourage phonique, en servant à eux seuls à différencier le sens des mots. Ces oppositions peuvent être aussi bien bilatérales (p. ex. en français t-d dans toit-doit, etc.) que multilatérales (p. ex. p-t dans pousser-tousser, etc.). Mais, quand, d’après les règles d’une langue donnée, les termes d’une opposition ne se trouvent jamais dans le même entourage phonique, il faut distinguer deux cas possibles. Quand l’opposition en question est multilatérale, ses termes ne peuvent être envisagés comme réalisation de phonèmes différents que si la totalité des traits communs aux deux termes se rencontre encore dans d'autres éléments phoniques, qui forment des oppositions directement phonologiques avec chacun des deux termes de notre opposition. Ainsi, en allemand, où h et la nasale gutturale ng ne se trouvent jamais dans le même entourage phonique, ce sont quand même des réalisations de phonèmes différents, car le seul trait commun à h et ng est leur fonction consonantique, trait propre à toutes les consonnes allemandes, dont la plupart forment avec h et ng des oppositions directement phonologiques (p. ex. p, tz, — cf. d’une part hacken-packen-Zacken, d’autre part Ringe-Rippe-Ritze, etc.). Pour des cas pareils, nous proposons le terme « opposition indirectement phonologique ». Dans les cas qui ne répondent pas à la formule citée ci-dessus, on a affaire à des oppositions extra-phonologiques, dont les termes ne sont que des variations combinatoires d'un seul phonème. Ainsi, en allemand, le k prépalatal qui apparaît devant i et le k postpalatal labialisé qui apparaît devant u forment une opposition multilatérale, parce que leurs traits communs (articulation du dos de la langue, tension musculaire, aspiration, absence de vibrations vocaliques) se retrouvent dans diverses autres nuances de k allemand (p. ex. k devant a, k après e à la fin du mot, etc.); mais comme aucune de ces nuances ne forme d’opposition directement phonologique ni avec le k prépalatal, ni avec le k labialisé, toutes ces nuances doivent être envisagées comme des variations combinatoires d'un seul phonème « k ». En français, où un l sourd apparaît à la fin des mots après c, p, f, et un l sonore dans toutes les autres positions, ces deux sortes de l, formant une opposition bilatérale et ne se trouvant jamais dans le même entourage phonique, doivent être considérés comme deux variations combinatoires d’un seul phonème « l ».

Comme on le voit, la distinction entre les oppositions directement et indirectement phonologiques ne devient possible qu’en raison de la distinction entre les oppositions bilatérales et multi­latérales2.

V

Une autre distinction aussi importante pour la phonologie est la distinction entre les oppositions proportionnelles et les oppositions isolées. Une opposition est proportionnelle, si le rapport existant entre ses termes est identique an rapport entre les termes d’autres oppositions appartenant au même système. Elle est isolée, si le rapport existant entre ses termes ne se répète pas dans le même système. Il est évident que ces deux sortes d'oppositions peuvent aussi bien être bilatérales que multilatérales. Ainsi, par exemple, en français, l’opposition t-d est bilatérale et proportionnelle (t-d =p-b =k-g = s-s = ch-j = f-v), l’opposition p-t est multilatérale et proportionnelle (p-t = b-d = m-n), l’opposition r-l est bilatérale et isolée (puisque r et l sont les seules deux liquides du système phonologique français), enfin f-z est une opposition multilatérale (puisque ses deux termes ont en commun le seul trait d’être des fricatives, ce qui les réunit avec s, ch, v, j) et isolée.

De même que la distinction entre les oppositions bilatérales et multilatérales, la distinction entre les oppositions proportionnelles et isolées n’est pas exclusivement propre aux systèmes phonologiques et peut être appliquée à beaucoup d’autres systèmes, notamment à différents systèmes de signes. Ainsi, par exemple, dans le système des lettres minuscules de l’alphabet latin, l’opposition b-q est proportionnelle, parce que le même rapport de renversement se répète dans d’autres oppositions des signes du même alphabet (d-p, n-u), tandis que l’opposition t-l est isolée.

Dans tous les systèmes phonologiques, les oppositions proportionnelles sont en minorité, mais le rapport numérique entre ces oppositions et les oppositions isolées varie considérablement d’une langue à l’autre. Ainsi, dans le système des consonnes allemandes, les oppositions proportionnelles ne font que 10,5 p. 100 de toutes les oppositions possibles, tandis que, dans le système des consonnes françaises, ces oppositions font 26,6 p. 100. Pour la structure du système, ce sont surtout les oppositions proportionnelles qui sont importantes. Les traits différentiels, propres à chacun des termes d’une telle opposition, reçoivent une netteté particulière par le fait que le même rapport entre deux termes se répète plusieurs fois dans le même système. Et cette circonstance facilite la « décomposition phonologique » d'un phonème en tant que terme d’une opposition proportionnelle, c’est-à-dire la conception de ce phonème comme une somme de qualités phonologiques.

VI

Comme nous l'avons vu plus haut, les oppositions phoniques bilatérales ne sont phonologiques que lorsque leurs deux termes sont admis dans une langue donnée dans le même entourage phonique et servent à différencier la signification intellectuelle des mots. Quand ils ne sont pas admis dans le même entourage phonique, les termes d’une opposition phonique bilatérale ne sont que des variations d’un seul phonème, et l’opposition en question n’est pas phonologique, mais purement phonétique. Mais il arrive fort souvent que les termes d’une opposition bilatérale ne sont admis tous les deux que dans un nombre restreint de positions phoniques, tandis que dans les autres positions il n’y a qu’un seul de ces termes qui est admis. Il est évident qu’une pareille opposition n’a de valeur phonologique que dans les positions où ses deux termes sont admis, tandis que partout ailleurs sa valeur phonologique est neutralisée. Parmi les oppositions phonologiques bilatérales il convient donc de distinguer les oppositions supprimables (ou neutralisables) et les appositions constantes. Ainsi, en français, l’opposition entre « é fermé » et « è ouvert » est supprimable, car ses deux termes ne sont admis avec une fonction différentielle que dans les syllabes finales ouvertes (porter-portait, les-lait, fée-fait, etc.), tandis que dans les autres positions l’emploi de chacun de ces termes est réglé automatiquement par la formule connue : « é fermé » en syllabe ouverte, « è ouvert » en syllabe fermée. Par contre, l'opposition i-e est constante, parce que ses deux termes sont admis avec fonction différentielle dans toutes les positions imaginables : irriter-hériter, crie-crée, lycée-laisser, piste-peste, etc.

Ces exemples français montrent très bien la grande différence psychologique qui existe entre les oppositions phonologiques supprimables et les oppositions phonologiques constantes. Du point de vue purement phonétique, la différence entre un i et un é fermé n’est pas plus grande que la différence entre un é fermé et un è ouvert. Et pourtant la parenté entre é et è est jugée beaucoup plus intime que la parenté entre i et é — et cette appréciation subjective tient à ce que l’opposition é-è est supprimable, tandis que l’opposition i-é ne l’est pas. Il n’est pas difficile de comprendre la raison de cette différence psychologique. Les termes d’une opposition supprimable ne sont des phonèmes différents que dans des positions où leur distinction est phonologiquement valable. Partout ailleurs ce ne sont que des variations combinatoires d’un seul « archiphonème », c’est- à-dire d'un phonème dont le contenu phonologique se réduit aux traits communs aux deux termes de l’opposition donnée. Chaque terme d’une opposition supprimable a donc pour ainsi dire deux contenus phonologiques différents, selon la position qu’il occupe dans le mot; dans certaines positions toutes ces qualités sont phonologiquement valables, dans d’autres quelques-unes de ces qualités n'ont pas de valeur phonologique et, par conséquent, ne sont plus essentielles. Cette sorte de « double existence » a pour conséquence que, même là où toutes leurs qualités sont phonologiquement valables, les termes d’une opposition supprimable se décomposent phonologiquement en « archiphonème + qualité spécifique ». Par contre, dans les termes d’une opposition constante, toutes les qualités conservent leur valeur phonologique dans toutes les positions, et le dégagement de l’archiphonème (c’est-à-dire des traits communs aux deux termes de l'opposition en question) devient par ce fait beaucoup plus difficile.

Il est évident que la distinction entre les oppositions bilatérales supprimables et les oppositions constantes — qui, entre autres, n’est pas exclusivement propre à la phonologie et peut être constatée dans d’autres systèmes de signes3 — a une importance capitale pour la structure des systèmes phonologiques. Il y a des langues qui ne connaissent que des oppositions phonologiques constantes. Dans d’autres, toutes les oppositions phonologiques bilatérales sont supprimables. La plupart des systèmes phonologiques présentent des oppositions constantes et supprimables dans des proportions inégales (par exemple, dans le système phonologique français les oppositions supprimables font 71 p. 100, dans le système phonologique allemand 58 p. 100 de toutes les oppositions bilatérales, etc.).

VII

Les rapports logiques entre les deux termes d'une opposition bilatérale sont assez multiples.

Une opposition est privative, quand un de ses termes possède une qualité qui manque à l'autre. En français, par exemple, l’opposition entre les voyelles nasales et les voyelles orales (bon-beau, main-met, un-eux, sang-ça, etc.) est privative, parce que la nasalisation est propre aux voyelles nasales seulement et manque aux voyelles orales. Une opposition est graduelle, si ses termes présentent différents degrés d’une même qualité. Par exemple, en français, l’opposition i-e est graduelle, parce que ses deux voyelles diffèrent entre elles par le degré d’ouverture de la bouche. Une opposition est équipollente, quand chacun de ses termes est caractérisé par une qualité spécifique. L’opposition s-ch est équipollente (sang-champ, casser-cacher, Perse-perche), parce que, du point de vue du français, le caractère sifflant et le caractère chuintant sont deux qualités différentes, qui ne peuvent être envisagées ni comme deux degrés de la même qualité, ni comme l’affirmation et la négation d une qualité quelconque.

En étudiant de plus près les trois types que nous venons d'énumérer, on ne tarde pas à remarquer que la différence entre les oppositions privatives et équipollentes dépend plus ou moins du point de vue dont on part. Les occlusives sonores (d, b, g) comportent des vibrations des cordes vocales qui manquent aux occlusives sourdes (t, p, k); mais ces dernières comportent une tension musculaire des organes de la bouche, tension qui manque aux occlusives sonores. Envisagée du point de vue purement phonétique, l’opposition entre les occlusives sourdes et les occlusives sonores est donc équipollente. Mais il suffit de faire abstraction de l'articulation des cordes vocales ou, au contraire, de celle des muscles des organes buccaux, pour que cette opposition devienne privative. Il en est de même pour la plupart des oppositions privatives: elles ne le sont que dans la mesure où on fait abstraction de certaines qualités d’un de leurs termes, sans quoi elles sont équipollentes. D'autre part, la différence entre les oppositions privatives et les oppositions graduelles dépend aussi du point de vue duquel on les envisage. L’opposition entre les voyelles brèves et les voyelles longues devrait être envisagée comme graduelle, puisqu'il s’agit là de deux degrés de durée. Mais dès qu’on envisage la durée des voyelles brèves comme un minimum, l’opposition entre longues et brèves devient privative, puisque dans ce cas les longues possèdent la qualité de dépasser le minimum de durée — qualité qui manque aux brèves. Enfin, dans certains cas, des oppositions équipollentes peuvent être ramenées à des oppositions graduelles, et vice versa : si le français possédait, à côté de s et ch, une chuintante du type « cacuminal » (comme dans divers idiomes de l’Inde), l'opposition s-ch, que nous avons citée comme exemple d’une opposition équipollente, devrait être envisagée comme graduelle.

La distinction entre les oppositions privatives, les oppositions graduelles et les oppositions équipollentes dépend donc du point de vue duquel on les envisage. Il serait pourtant erroné de croire que cette distinction est subjective et arbitraire. Le « point de vue » dont une opposition donnée doit être envisagée est impliqué par le contexte du système. Nous avons vu plus haut que, dans les oppositions où le terme d’une opposition supprimable est le seul admis, il est identifié avec l’archiphonème de cette opposition. Dans ce cas, ses qualités spécifiques perdent leur valeur phonologique, on en fait abstraction; par suite, l’autre terme de la même opposition apparaît comme le seul porteur d’une qualité qui manque à son « partenaire », et l opposition entre ces deux termes devient nettement et indubitablement privative. Ainsi, en russe, où l’opposition entre d, b, g, et t, p, k est supprimée à la fin des mots, et où ce ne sont que t, p, k qui sont admis dans cette position, on fait abstraction de la tension musculaire, propre aux occlusives sourdes, et on envisage le rapport d, b, g — p, t, k comme une opposition privative, ayant pour seule « marque » différentielle la vibration des cordes vocales. C’est là un cas typique : pour qu’une opposition soit nettement privative, il faut qu’elle soit supprimable. Quant aux oppositions graduelles, elles ne sont nettement perçues comme telles que lorsque le même système phonologique contient un phonème qui possède la même qualité que les deux termes de l’opposition, mais à un degré plus grand ou plus petit. C’est la raison pourquoi l’opposition entre les voyelles longues et les voyelles brèves n’est jamais graduelle : comme nous avons essayé de le démontrer ailleurs4, il n’existe point de système phonologique qui distingue plus de deux degrés de quantité. D’autre part, une opposition comme i-e (en français par exemple) est graduelle, parce que le même système phonologique contient un phonème (a) qui présente une ouverture de la bouche plus grande que celle qui est propre à e. Enfin, il faut aussi tenir compte du parallélisme entre différentes oppositions, envisagées comme proportionnelles. En japonais, l’opposition entre les chuintantes et les sifflantes est supprimable, notamment devant les voyelles prépalatales (e, i) : devant i ce ne sont que les chuintantes, et devant e ce ne sont que les sifflantes qui sont admises. Mais exactement le même rapport existe entre les occlusives palatales et les occlusives vélaires, entre la spirante palatale (corres­pondant à « ch » de l’allemand ich) et h, entre tch, dj et t, d, entre les labiales palatalisées et non palatalisées. Ce parallélisme oblige à n’envisager comme essentielle dans chacune de ces oppositions que la différence de timbre, de sorte que l’opposition entre sifflantes et chuintantes japonaises se réduit à une opposition privative entre sibilantes palatalisées (mouillées) et sibilantes non mouillées.

Là où les conditions indiquées ci-dessus font défaut, une opposition reste équipollente. Ainsi, quoique l’opposition allemande entre sch et ss soit supprimable (devant les consonnes sch n’est admis qu’à l’initiale et ss qu’à l'intérieur d’une racine5), elle reste équipollente. Les oppositions constantes et ne répondant pas aux conditions des oppositions graduelles sont aussi équipollentes. Souvent on serait tenté de les considérer comme privatives ; mais tant que cette interprétation n’est pas impliquée par le contexte du système phonologique donné, elle n’a qu’un sens logique, mais non phonologique. On pourrait tout au plus parler dans ce cas d’oppositions « équipollentes, potentiellement privatives ».

Tout ce que nous venons de dire des oppositions privatives, graduelles et équipollentes ne concerne que les oppositions bilatérales. Les rapports logiques entre les termes des oppositions multilatérales sont plus compliqués, mais aussi moins importants pour l’étude des systèmes phonologiques. C’est pourquoi nous ne trouvons pas nécessaire de nous étendre ici sur ce sujet6.

VIII

La théorie des oppositions phonologiques que nous venons d’esquisser ici est le résultat d’un travail pratique sur des matériaux concrets. L’étude d'un très grand nombre de systèmes phonologiques de langues les plus diverses nous a amené à la conviction qu’il était impossible de répartir toutes les oppositions phonologiques, entre deux classes seulement (les « corrélations » et les « disjonctions »), comme la phonologie l’avait fait jusqu’à présent, et nous avons jugé nécessaire de remplacer cette division par une classification plus complexe7.

Les oppositions bilatérales-proportionnelles-supprimables-privatives, d’une part, et les oppositions multilatérales-isolées, de l’autre, sont les deux extrêmes entre lesquels se trouvent les oppositions combinant différents principes de notre classification. Le degré de cohérence, de symétrie, d’équilibre d’un système phonologique dépend de la répartition numérique des différents types d’oppositions que nous venons d’étudier.

En soumettant notre théorie des oppositions phonologiques à l’attention des psychologues et des logiciens, nous nous permettons d’exprimer l’espoir que pour ce groupe de problèmes leur aide et leur concours seront aussi utiles aux phonologistes qu’ils l’ont été déjà pour d'autres problèmes de la phonologie.

Prince N. Trubetzkoy.

NOTES

1 Les expressions « oppositions à une seule dimension » et « à plusieurs dimensions » m’ont été suggérées par M. Karl Bühler, que je tiens à remercier ici. En allemand, les expressions « eindimensionaler » et « mehrdimensionaler Gegensatz » sont en effet commodes et donnent moins lieu à des malentendus que «zweiseitig» et a mehrseitig». Mais en français, la chose est rendue plus compliquée par l’absence d’adjectifs correspondant à l'allemand « ein- oder mehrdimensional». N’étant pas Français, je ne puis me décider à former des néologismes («multidimensional»), et, comme les expressions périphrastiques («oppositions à une on plusieurs dimensions») sont très incommodes, je pré­fère user des adjectifs latins «bilatéral» et« multilatéral ».

2 Cette distinction n’apporte aucun changement essentiel aux définitions de « l’unité phonologique » et du « phonème » proposées par le « Projet de terminologie phonologique standardisée ». Le « phonème » reste une « unité phonologique non susceptible d’être dissociée en unités phonologiques plus petites et plus simples». Quant à l’ « unité phonologique », il faudra désormais la définir comme « terme d’une opposition indirectement ou directement phono- logique».

3 En morphologie, on se rappellera p. ex. la suppression des oppositions de genre au pluriel on allemand, la suppression de l’opposition entre le futur et le subjonctif présent à la première personne du singulier des verbes de la première conjugaison en latin, etc.

4 Cf. notre article sur le problème de la quantité qui doit paraître dans le recueil d'articles dédiés à la mémoire de M. A. Trombetti.

5 Cette règle ne se trouve contredite que par les mots étrangers, comme Skandal, Szene, Sphynx, Slave, Smoking, Snob, et par des mots empruntés aux dialectes populaires et portant encore l’empreinte de leur origine vulgaire, — comme Wurstel, Kasperl (prononciation sch), etc.

6 Bornons-nous à quelques indications sommaires Une opposition multilatérale est homogène, si ses termes se laissent concevoir comme deux membres d'une chaîne, composée exclusivement de termes d’oppositions bilatérales. Elle est hétérogène, si cette condition n’est pas remplie. Ainsi, en français, l’opposition ou-an est homogène, parce que ses termes peuvent être conçus comme membres d'une chaîne d'oppositions bilatérales (ou-o, o-on, on-an), tandis que l’opposition t-a est hétérogène. Parmi les oppositions multilatérales homogènes, on peut encore distinguer les oppositions rectilignes, qui n'admettent qu'une seule chaîne d'oppositions bilatérales intermédiaires (p. ex. en français ou-i = ou-u, u-i), et les oppositions curvilignes, qui admettent plusieurs chaînes de ce genre (p. ex. en français ou-e = ou-o, o-eu, eu e ou ou-u, u-eu, eu-e ou ou-u, u-i, i-e).

7 Ce que nous entendions jadis par « corrélation » était une opposition proportionnelle privative, tandis que toutes les autres sortes d’oppositions devaient porter le nom de « disjonctions ».

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