Les particules, leurs fonctions logiques et affectives

Hendrik Pos

pp. 129-142


On ne saurait examiner la nature des particules sans toucher à la question plus générale des parties du discours. Le procédé qui conduit à fixer ces dernières détermine d’emblée ce qu’on entendra par particules. Quand on établit quelle place elles occupent dans l’ensemble des catégories grammaticales, quelles différences spécifiques les séparent des autres mots, on a déjà commencé à les éclaircir elles-mêmes.

Il semble certain que, pour distinguer les catégories de mots, un critérium morphologique ne suffit pas, surtout dans l’état où sont les langues modernes. La division ne peut se faire sans l’aide d’un point de vue sémantique ou fonctionnel. C’est ainsi que nous rangeons les catégories d’après des valeurs d’autonomie ou de dépendance. Les termes les plus indé­pendants – ils équivalent au besoin de la phrase – sont les substantifs et les verbes, entre qui il est difficile d’établir une priorité. Est moins autonome l’adjectif qui vient déterminer le substantif, et l’adverbe, qui se joint à l’adjectif ou au verbe. Différant par leur degré d’indépendance, ces quatre groupes sont solidaires ; ils forment un système dans lequel chacun a pris sa place fixe. Du plus indépendant, qui est le substantif, la série monte (ou descend) vers le terme dont la dépendance est du premier degré, l’adjectif, pour aboutir à l’adverbe dont la dépendance est du second degré puisqu’il détermine à son tour l’adjectif. Nous voilà peu éloigné du principe des trois rangs formulé par M. Jespersen : sa classification prend pour base, non pas les rapports statiques entre les notions que représentent les groupes de mots, mais plutôt le rôle que ceux-ci sont capables de tenir dans le langage concret, dans la phrase.

L’autonomie du substantif est en accord avec son apparence extérieure : à l’unité du mot correspond l’indépendance du sens, la capacité de figurer comme phrase. Chez l’adjectif, il y a déjà plus de tension entre l’apparence d’indépendance et la fonction sémantique : on ne peut pas voir s’il a besoin de se joindre au substantif pour fonctionner. Il en est de même pour l’adverbe. Mais nulle part l’antagonisme entre l’apparence indépendante et la fonction n’est aussi forte que dans les particules. À cause de leur sens on les a déjà appelées « mots vides ». Ce terme serait certainement exagéré s’il voulait dire que les particules sont des mots dépourvus de tout sens ; il serait même contradictoire, l’unité phonique qui s’appelle mot ayant un sens par définition. Et, en effet, la particule, comme les mots des autres catégories, a un sens, ce qui implique qu’elle se combine avec d’autres éléments pour faire un tout. La question est de savoir quel est le rôle sémantique de la particule, une fois qu’il est évident que ce rôle est assez particulier. Plus précisément, la particule est-elle, comme les autres mots, un terme qui détermine d’autres éléments de la phrase ? Ou est elle plutôt déterminée par ces éléments ? Ou n’est-elle ni l’un ni l’autre ? La réponse est de nature à faire ressortir le caractère spécifique de la particule : c’est un mot qui ne détermine pas un autre mot et n’est pas déterminé par d’autres mots ; il détermine un ensemble de mots d’une complexité qui peut s’accroître à volonté. Caractère presque négatif, car déterminer un ensemble de mots c’est les influencer sans les déterminer individuellement. À ce genre d’action déterminante répondent deux propriétés de la particule : 1° son sens souvent vague, plus aisément senti que discerné de l’ensemble, et 2° le fait qu’à son tour elle subit plus l’influence du contexte que les autres catégories de mots.

La particule a donc un sens immédiatement aperçu qui imprègne la phrase entière, mais qui est rigoureusement limité à la signification du discours. Voici encore un trait carac­téristique, qui explique l’impression de vide que produit la particule : son sens paraît nul quand on demande à quel élément de la réalité dénotée par le discours elle correspond ; il apparaît aussitôt que, dégagé de ce rapport, on se rend compte de la différence entre sa présence ou sa suppression dans la phrase. Par contre, les catégories du substantif, de l’adjectif, du verbe et de l’adverbe nous mettent en contact avec la réalité. En les employant, nous nous tournons vers les choses, les qualités, les événements, et ce que nous avons à dire aura un contenu substantiel dans la mesure où ces catégories seront utilisées. Le vocabulaire de la langue nous présente les réalités dans leurs formes linguistiques que nous n’avons pas à forger, mais que nous pouvons employer en les combinant, et ces combinaisons sont notre œuvre personnelle, dont nous sommes individuellement responsables, les éléments de la réalité nous étant fournis par la langue.

Les particules sont donc des mots qui n’enferment pas le réel ; ce sont des instruments, mis à notre disposition par la langue pour enfermer en elle de la réalité dans la mesure de nos moyens. Prises en ce sens large, les particules embrassent les prépositions et les conjonctions, certains adverbes – à l’ex­clusion de ceux qui ont un contenu réel – l’article et le pronom. Tous ces groupes expriment non pas des choses réelles, telles qu’on les imagine en elles-mêmes, mais leur rapport à celui qui parle. Celui-ci, s’il ne crée pas les choses, leur attribue cependant des rapports et leur donne du relief à l’aide des instruments que sont les particules. Par exemple, tout ce qui est démonstratif, que ce soit un pronom ou un adverbe (il, autre, le, ici, alors), rattache l’objet du discours à celui qui parle. D’après son sens concret, il présente autre chose dans chaque situation, il peut signifier la chose qu’on a devant les yeux, ou ce qui a déjà été désigné. Dans un cas il tient son sens de la perception, dans l’autre de la mémoire. Il n’en va pas autre­ment d’ici, là-bas, y, en, etc. En renvoyant à la perception, le mot il invite l’auditeur à se former lui-même un concept de la réalité dont il s’agit ; en rappelant un concept déjà mentionné, il joue un rôle purement évocateur, le concept en cause lui demeurant entièrement extérieur. L’étendue de la fonction évocatrice peut beaucoup varier : il évoquera une chose, une personne ou tout état de chose. Cela également. Sous ce rapport, la parenté entre cela et alors saute aux yeux. Quand on dit alors on évoque quelque chose d’antérieur, pour conti­nuer. Ainsi également des particules puis, avant, ainsi, etc.

La valeur des particules est donc aussi immédiate que vague. Leur emploi découle de circonstances extérieures à la langue et exceptionnellement favorables. Les particules servent ou bien à joindre un contenu déjà pensé à la réalité immédiate, ou bien à rattacher la pensée présente à la précédente.

La fonction logique des particules dont nous venons de parler est inférieure à celle des mots qui expriment des concepts et se référent au réel. La réalité immédiate vers laquelle nous dirigent les mots vides reste trop restreinte aux yeux et aux sens pour que la connaissance qu’elle fournit puisse être objective. Les particules, se présentant comme des mots de qualité logique inférieure, tirent de là le nom de mots accessoires. Cette dénomination est en accord avec la théorie classique de la phrase, qui ne reconnaît que le sujet, le prédicat et les complé­ments. Cependant, dans un certain groupe de particules, leur sens instrumental et relationnel a été remplacé par une supériorité abstraite, grâce à laquelle la particule a pu prendre le pas sur le contenu de la phrase. Loin d’être un mot accessoire, qui ne se classe pas parmi les composantes du contenu, elle domine dorénavant les rapports de la phrase jusque par delà ses limites. C’est la transformation de l’adverbe en conjonction.

Le procédé qui a promu la particule au rôle de conjonction a été très simple. C’était la simplicité d’une grande invention. C’est par une sorte d’inversion que, 1° le sens premier de la particule a pu être haussé jusqu’à un contenu conceptuel et, 2° que, soudées par la particule, deux phrases juxtaposées sont devenues une seule phrase en deux parties, la phrase compo­sée. La particule muée en conjonction ne joint plus une phrase à n’importe quelle autre : elle exprime synthétiquement le rapport de deux phrases-parties. Ce rapport est constitué par la conjonction, en même temps que celle-ci est déterminée par lui. La particule dont le sens était préalablement vague, est en quelque sorte précisée et intellectualisée. Son sort est tellement lié à celui des phrases qu’elle combine, que souvent elle apparaît dans chacune de ces phrases. C’est la particule à double forme du type latin tum cum, tam quam, etc. Prises à part, ces formes corrélatives ont le même sens elles s’impliquent mutuellement, tum étant toujours associé dans la pensée à un certain cum, et ce dernier ne pouvant être imaginé sans le tum corrélatif. Mais ces particules jumelles se métamorphosent, quand elles soutiennent la phrase composée, où chacune est déterminée par un autre contenu. Ainsi la phrase composée, qui peut s’étendre indéfiniment sans perdre son unité, est le plus haut produit de la langue constructive. Elle n’y serait pas apparue si des particules primitives et logique­ment inférieures n’étaient pas parvenues à fournir le schéma intellectuel d’une pensée plus riche.

La métamorphose de certaines particules en conjonctions consiste donc dans l’intégration de la particule, d’abord détachée du reste de la phrase, dans un nouvel ensemble qui, de deux phrases légèrement associées, a fait une unité contenant deux phrases-parties. La même intégration a eu lieu pour d’autres particules, mais nulle part le bénéfice intellectuel ne va aussi loin. On sait que l’adverbe de lieu et de temps, originairement juxtaposé en pur adjoint aux éléments compo­sant la phrase, a, lui aussi, gagné plus d’importance en deve­nant préposition, c’est-à-dire en se laissant déterminer par les éléments qui en étaient capables. La préposition, issue de l’adverbe local n’ayant qu’un sens immédiat, s’est ainsi rappro­chée des éléments conceptuels de la phrase. Et c’est encore la même intégration qui a lié le pronom démonstratif au substantif et à l’adjectif, au verbe même, pour produire l’article défini. Bien plus que le démonstratif dont il est sorti, l’article défini est devenu le soutien conceptuel du substantif. Lui aussi, après sa métamorphose, l’emporte d’autant plus sur les catégories conceptuelles qu’il leur était inférieur quand il était encore limité à la situation concrète. L’article est plus abstrait et de plus haute valeur conceptuelle que les concepts qu’il détermine. Bref, partout dans le domaine des particules, nous voyons des mots imprécis, dépendant d’une situation exté­rieure au dis­cours, de fonction immédiate et vague, devenir les directeurs abstraits et formels des contenus mêmes à l’ombre desquels ils avaient fonctionné originairement. – Voilà donc ce que nous entendons par la fonction logique ou ascendante des particules.

Avant d’aborder l’autre direction de leur évolution sémantique, le rôle affectif qu’elles reçoivent, arrêtons-nous pour situer de nouveau les particules dans l’ensemble des catégories de mots. Abordons la question de leur importance par le biais du nombre et de la fréquence. Quand on considère les particules d’un point de vue numérique, on est frappé par l’exiguïté de cette catégorie dans toutes les langues. La grammaire en témoigne quand elle traite des noms, des verbes, et même des numé­raux par modèles et exemples, alors qu’elle expose les pronoms, l’article, les adverbes et les conjonctions mot par mot. Cette exiguïté frappante se retrouve dans toutes les périodes historiques des langues connues. En d’autres termes, on la rencontre partout et toujours. Aussi l’expansion de cette catégorie paraît-elle toujours très limitée. En revanche, les mots qui en font partie se montrent capables d’importants changements sémantiques, tout en étant stériles quant à la composition et à la dérivation. La plupart des particules se distinguent formellement des autres parties du discours par leur refus d’accepter la déclinaison ou en acceptant tout au plus une déclinaison irrégulière. Historiquement, le bloc des particules se dresse toujours à part, il est lent à se transformer et peu de mots d’autres groupes peuvent s’y incorporer. En revanche, les particules refusent de fournir le corps étymologique pour la formation de nouveaux noms ou verbes. Peu de transition, peu d’interpénétration. Notre groupe se présente comme une catégorie raide, très circonscrite, peu sujette aux changements ou encline à s’étendre ; extérieurement, elle est le moins abon­dant des groupes de mots. Il serait pourtant faux d’en conclure que les particules sont des mots rares. Ce qui est au deuxième plan dans la langue prise en tant que système abstrait n’occupe pas nécessairement la même place dans le langage. Au contraire, il y a une certaine opposition polaire entre l’aspect d’une catégorie dans la langue et celui qu’elle prend dans la parole. Dans le système abstrait qu’est le vocabulaire, le nombre des substantifs est très grand et même illimité : on en emploie parfois dont on ne saurait affirmer qu’ils ont été antérieurement usités. Dans la parole, qui est la réalité immédiate de l’usage concret, on perçoit toujours d’autres substantifs, et il est nécessaire que, par suite du nombre des substantifs existants, plusieurs en soient entendus très rare­ment et risquent d’être oubliés. Donc, d’un côté, la mémoire oublie forcément des substantifs en usage, d’autre part on en emploie sans discerner s’ils existaient déjà, si on les crée pour les besoins du moment ou si d’autres les ont créés plus tôt. Pour les particules il n’en est pas ainsi : leur petit nombre les rend toutes précieuses et, par conséquent, dans l’usage concret il n’y a ni oubli, ni création. Les particules ne se créent pas comme on dérive et compose des substantifs, des adjectifs ou des verbes : elles s’appliquent. Le système fermé qu’elles forment n’admet pas d’innovation. Un substantif créé pour l’occasion peut être compris et même apprécié, une particule d’invention personnelle serait écartée. En outre, malgré leur petit nombre, l’usage des particules n’est pas rare du tout. Presque chaque phrase en présente. Si la théorie courante de la phrase ne les mentionne pas comme éléments, c’est qu’elle tient à s’accorder avec une tradition logique, qui voit dans l’unisson du sujet et du prédicat le comble de l’activité logique. C’était gagner quelque chose quand la psychologie des structures parvint à concevoirla phrase, non comme une unité qui résulte de la combinaison de ses éléments, mais qui la précède. Malheureusement, la conception des structures s’est arrêtée là. En prenant la phrase pour l’unité absolue, le structuralisme a sacrifié sa fécondité ; sur un plan supérieur, il est retombé dans l’erreur atomistique qu’il prétendait avoir supprimée. La phrase n’est pas l’unité absolue, elle n’est que l’unité des éléments qui la composent. Et il n’est même pas vrai que tous les éléments de la phrase tiennent leur rôle de cette unité. Il y a les particules pour nous avertir que la phrase n’est pas suspendue en l’air. En se dérobant à la découverte de leur place dans l’analyse de la phrase isolée, les particules marquent justement une dépendance à laquelle la phrase est sujette à son tour, et qui la fait concevoir comme l’élément d’un tout où elleoccupe une place analogue à celle des mots dans sa propre unité. L’analyse des facteurs composant la phrase reste embarrassée devant les petits mots mais, puis, bien que, etc. qui ne contribuent aucunement à édifier l’unité de la phrase, tout en ne laissant pas de l’influencer dans son ensemble. Qu’est-ce que la particule sinon le signe sensible d’un rapport qui dépasse l’unité de la phrase ?

La particule qui joint deux phrases fait que l’une d’elles – dont l’unité n’est donc pas fermée – étend son domaine au-delà de ses limites, l’autre phrase n’étant pas davantage une unité assez autonome pour repousser l’élément qui rappelle sa dépendance d’un ensemble plus vaste. La vue structuraliste risque donc d’instituer un nouvel atomisme si elle s’arrête à la phrase comme à une dernière ou absolue unité d’expression. La phrase elle-même apparaît en réalité comme un élément d’un tout qui est une pensée se développant en une suite d’unités subordonnées. Plus la pensée allie l’unité de direction à la complication du détail, plus y sont de rigueur les particules qui joignent entre elles les unités subordonnées, et plus les particules sont indispensables pour marquer les articulations de cette pensée, dont l’organisme intégral dépasse les parties. Évidemment, le dynamisme de la pensée peut se borner à ne produire qu’une seule phrase. C’est le cas minimum et là même où il se présente, le produit linguistique n’atteint pas l’horizon de la pensée, car une atmosphère enveloppante demeure in­exprimée. Plus fréquente est par nature la pensée qui s’ex­prime en une suite de phrases. C’est un fait qui n’éclaire pas seulement la nature de la pensée même ; il y a des particules pour démontrer que la pensée, qui déborde les unités engendrées par elle, ne laisse pas de trahir son activité synthétique dans la langue. Concluons-en que les particules ont une valeur éminemment logique et que la science logique elle-même aurait tort de se borner aux rapports de sujet à prédicat que lui suggère l’analyse de la phrase ; car ce serait oublier ce qu’il y a de vraiment mobile et créateur dans la pensée, les signes de son activité déposée dans les petits mots comme, donc, car, parce que, puisque, etc.

Mais la fonction logique des particules n’est pas la seule qui leur appartienne. Elles ont un autre emploi qui suit un sens inverse : l’usage émotif et affectif. Il est parfaitement vrai que le vocabulaire des mots de contenu conceptuel n’est pas le seul apte à l’expression des choses objectives : il y a des éléments émotifs dans le vocabulaire des catégories de la réalité. Quand par exemple, on qualifie une chose, il est souvent impossible de détacher cette qualification de l’état où se trouve celui qui l’énonce. Quand on dit d’une chose qu’elle est horrible il est impossible de ne pas participer, ne serait-ce que très super­ficielle­ment aux sentiments dont ce mot est le signe. Remarquons toutefois que l’histoire des mots affectifs révèle en bien des cas une origine non-affective. En faisant l’étymologie on retrouve un noyau objectif de réalité dans l’enveloppe émotive. Mais le plus curieux, c’est que les particules, de nature si raide et si abstraite, se prêtent à un usage affectif auquel il vaut la peine de s’arrêter. Donnons quelques exemples de ce fréquent phénomène : 1) le pronom personnel il ou elle, dési­gnant sans la nommer une personne présente, les interrogatifs qui, comment etc. exprimant, non pas une véritable question, mais la colère ou l’énervement qui peuvent accompagner une constatation ; 2) l’usage de mais dans la phrase exclamative (mais non !) ou dans une exclamation qu’aucun contexte ne précède (mais Monsieur !). De même, à côté du donc à valeur éminemment logique, il y a un donc signe d’impatience. À côté du pourquoi informateur, il y a un pourquoi qui marque le mécontentement, l’opposition. La négation non admet un autre emploi, expression de l’étonnement ou de l’incrédulité. Même les particules exprimant des rapports aussi impersonnels que les adverbes de temps se chargent à l’occasion d’un sens affectif : enfin peut marquer l’impatience assouvie, toujours peut prendre un sens presque momentané et très contraire à son habituelle valeur logique. Plutôt prend souvent le sens d’une objection polie. Ici se range aussi l’emploi de mais au sens émotif : mais non, mais oui.

Comment expliquer cette propension de la particule à doubler son rôle ? Faut-il partir du sens affectif pour en voir sortir par évolution le sens logique, ou bien faut-il procéder inversement ? Je crois que pour comprendre la sphère affective en matière de linguistique, il faut se fonder sur la langue prise comme instrument de la raison. Sur cette base, le sens affectif apparaîtra comme une complication du langage rationnel. Éclaircir ainsi la métamorphose qui rend affectif le langage rationnel – phénomène qui se produit à chaque instant autour de nous – c’est contribuer à la connaissance de l’affectivité même. Bien entendu, le philologue se gardera de vouloir remplacer le psychologue en cette matière. La linguistique étudiera les rapports entre la pensée rationnelle et l’affectivité pour autant qu’ils s’expriment dans le langage, non telles qu’elles sont en elles-mêmes comme états ou dispositions psychiques. La seule supposition qui autorise le linguiste à prendre part à cette recherche, c’est qu’il y a projection des sphères affectives et rationnelles dans le langage et que cette projection permettra de retracer jusqu’à un certain point le dessin originaire. L’idée que le linguiste se formera de l’affectivité sera donc exclusivement inspirée des seules don­nées linguistiques. Voici quelques traits que semble trahir la projection des deux directions de la vie consciente dans la langue. L’affec­tivité ne saurait exister à l’état pur, sans l’accom­pagnement de quelque facteur intellectuel. Il y a toujours un contenu, une pensée qui n’est pas le produit de l’affectivité mais sur laquelle s’établit celle-ci. C’est comme une couleur qui ne peut exister sans le support d’un objet ou d’une matière. Aussi, sans méconnaître la nature propre de l’affectivité, on la concevra comme une modification de l’état rationnel et on l’étudiera par rapport à cet état. Donc, l’affectivité apparaît comme un état de l’énergie psychique là où celle-ci se contracte sur un seul point, à l’exclusion du reste. Pour l’intelligence qui est inséparable de la vie consciente, la conséquence de cette contraction serait que l’image rationnelle des choses, jusqu’ici correctement reflétées, se contracte également comme dans un miroir à surface courbe qui altère les proportions. La courbure n’est pas elle-même le miroir, c’est une propriété accessoire, qui ne laisse pas de modifier la fonction du miroir. En ce qui concerne la langue, cela signifie que si elle est en premier lieu un instrument rationnel, l’affectivité n’arrivera à changer sa fonction parfaite qu’en la courbant, c’est-à-dire en l’altérant. En envahissant l’instrument de la raison l’affectivité le pliera autant que possible à ses propres fins. Elle trouve un instrument qui n’a pas été fait pour elle, mais qui se laisse passablement utiliser. De là cette divergence entre l’intention affective et son expression linguistique : l’intention ne s’accomplit jamais entièrement dans le langage, elle se fraie un chemin partout où elle trouve une issue, par exemple dans l’intonation, dans le geste d’accompagnement, dans le sens affectif sous-entendu et qui a besoin du bon entendeur. Tandis que le langage rationnel tend au parallélisme le plus serré entre la pensée et son expression, l’affectivité rencontrera dès l’abord un obstacle dans la nature rationnelle de la langue ; pour se faire comprendre, elle aura besoin d’un entendeur et d’un milieu bien disposés. La sphère d’intimité et d’expressivité personnelle qu’elle tend à créer est involontairement exclusive. L’émotivité accaparerait donc la langue plutôt qu’elle ne s’y exprimerait. Elle userait du vocabulaire conceptuel et des instruments formels en un sens nouveau. Elle déteindrait autant sur les mots de sens objectif que sur les particules. Ceci posé, on est en droit de dire qu’elle consiste en une sorte d’abus de ces deux groupes d’éléments, abus qui surprendrait d’autant plus que la fonction intellectuelle est mieux établie.

La contraction de l’énergie psychique dispose très peu à un développement du langage par étapes régulières. D’où l’impuissance, dans les états affectifs, de construire sa pensée et de retenir le fil de son discours. Les phrases se suivent sans transition et sans ordre ; à leur intérieur même il y a relâche­ment, les constructions non-suivies émergent. Pourtant l’affec­tivité ne se passera pas entièrement de l’usage de la particule qui offre un instrument trop précieux pour évoquer tout au moins l’impression d’une direction bien maintenue. Donc deux tendances entreront en rivalité : le caractère instantané et de courte haleine de la pensée affective et, d’autre part, le besoin éprouvé d’achever l’expression logiquement ; des deux, le dernier l’emportera souvent. Il en résultera un emploi des particules plein de contradictions, de répétitions, en un mot d’oublis. La direction que la phrase doit prendre une fois dessinée par une particule, l’obligation d’achever cette phrase suivant les exigences de ce mot seront vite oubliées une fois que la particule aura rendu le service de combler les lacunes entre les phrases découpées. L’oubli déterminé par cette attitude entraînera non seule­ment les inconséquences et les contradictions de la forme et de la pensée, justifiables seule­ment pour le bon entendeur, mais aussi des monotonies qu’une conscience plus libre saurait éviter. La richesse des particules n’étant pas grande il faudrait un soin spécial pour bien les distinguer et pour les varier autant que possible. Mais la pensée affective, qui oublie vite, n’est pas qualifiée pour cela.

En effet, l’oubli joue un rôle important dans le fonctionnement des particules. En apparence cela est contraire au fait qu’étant données à la fois leur exiguïté et leur importance, elles sont tenues d’apparaître très fréquemment. La monotonie de ce fréquent retour ne devient frappante que quand on y fait attention. Et personne n’y fait attention sauf le linguiste qui, à distance d’observateur est amené à considérer les phénomènes numériquement. Pourtant il paraît impossible que dans la réalité concrète, celui qui parle ne retienne rien de ce qu’il dit. Au vrai on a toujours une certaine conscience périphérique rétro­spective de ses propres paroles ; seulement cette conscience n’est pas du tout libre, elle est guidée par l’intérêt qui dirige l’activité de la parole. On retiendra donc de ses propos premièrement leur contenu matériel, ce qu’on a voulu dire, et bien moins la façon dont on l’a dit. Or c’est justement par les particules que s’exprime cette façon. Par conséquent, ce qu’on retiendra le moins, ce seront ces instruments de liaison entre les contenus exprimés. On ne se rappelle jamais combien de fois on a dit dans un discours il, le, quand, alors dont le souvenir s’efface devant l’importance des choses qu’on a voulu ex­primer. Ces mots-là sont atones, on s’en sert trop souvent ; par leur petitesse ils semblent se dissimuler d’eux-mêmes. Cependant cette fréquence n’est pas la cause, elle est la conséquence de l’oubli continuel où tombent les particules. Dans l’usage affectif, l’ombre où elles restent est plus profonde que dans leur emploi logique. L’affectivité répètera une ou plusieurs particules sans que leur retour devienne conscient. L’emploi répété, qui ne laisse aucune trace dans le souvenir, dont la monotonie passe inaperçue, en est plus vitalement ancré dans la conscience que celui qui s’aperçoit, se laisse éviter ou redresser. Cette dernière répétition, qui se fait remarquer et provoque des hésitations n’est jamais inévitable, et ce qui est évitable n’est pas sujet à un trop profond oubli. Ceci nous amène à distinguer deux sortes d’oublis : l’oubli possible et superficiel, affaire d’attention consciente, et l’oubli vitalement nécessaire qui est du ressort du subconscient. Le premier atteint les couches supérieures du pouvoir linguistique dont dispose l’individu. Alors celui-ci devient attentif, il est choqué, il réfléchit, il supprime ou redresse. L’autre oubli protège ce qu’il y a de plus indispensable dans le fonctionnement du langage. Donc, tout ce qui s’oublie et se rattrape aussitôt n’est pas fondamental, mais tout ce qui s’oublie aussi constamment qu’il s’emploie fait partie des fondements du langage. C’est la même différence de degré qu’on a observée dans la pathologie linguistique. Comme l’a exprimé M. Bergson, on dirait que la maladie connaît la grammaire, tant elle observe l’ordre des catégories qui s’oublient successivement et dont les outils grammaticaux subsistent le plus longtemps. Comme il fait souvent, l’ordre pathologique éclaircit la structure normale. Ce qui dans la conscience atteinte s’efface le plus vite, c’est le contact conceptuel avec les multiples réalités. L’édifice de la vie psychique en voie de destruction montre son fond. Ce fond contient comme dernière ressource de l’activité de la parole, non pas les noms ni les verbes, mais les particules, éléments formateurs du langage. Leur fonction logique prime dans la conscience normale, leur rôle affectif reste le plus profon­dément enraciné dans l’esprit. Nous savons maintenant pourquoi les mots vides de sens et constamment oubliés, qu’on ne rattrape ni ne corrige, sont justement ceux qu’on retient le plus longtemps. C’est qu’ils constituent le véritable fonds constructif de l’activité logique des particules à cette autre fonction, inversion de la première vers l’instantané, la fonction affective. Et si ces rapports ne sont pas encore éclairés entièrement, nous les comprendrons selon toute vraisemblance en continuant à les explorer le long du chemin que nous venons de tracer.

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